Encore une seule victoire et nous serons complètement défaits.
La moto et moi ne sommes plus qu'un même tissu cicatriciel, le métabolisme de nos entrailles n'arrive même plus à éclore en surface.
Notre esprit demeure en apnée, sous la carcasse de contusions que nous a infligé le temps.
Dans les gorges réside notre unique chance. Celle d'affronter seuls les hordes infernales lancées à nos trousses.
La moto et moi tu sais. On roule plus que pour aller nulle part.
La moto et moi tu sais, on roule plus vite que les balles. Plus vite que la misère, le spleen et la poudre. Sur nos talons tous ces démons, encore, encore une victoire comme celle ci et nous serons complètement perdus.
Nous sommes le chat, le chat dans la gorge. La cravate, la cravate colombienne autour des cols de montagne. Car ici le nombre n'est rien. Ma Walkyrie s'incline et prend de l'angle, jusqu'à marquer le bitume. Jusqu'à n’être plus qu'une pâte avec lui. Au bout d'un certain temps, les freinages compriment la fourche et les plongeurs écrasent les ressorts. Déforment le pneu et la roue d'airain que j'ai en proue. La moto pénètre l'asphalte et nous virons de bord, à l'intérieur du goudron. Les enchaînements de virages serrés nous font chavirer parfois sous le niveau de la mer. La moto et moi, sombres et coulants. Comme le mascara d'une Venus aux yeux gonflés. Elle, ses bracelets et sa couronne. Ses chaînes et ses carcans. Qui effritent les falaises qui nous recouvrent pour nous engloutir. Sa ligne et ses galbes qui maculent la rétine. Le couple est tel que le poitrail, l'encolure et la croupe butent parfois sur les rochers. Comme un fauve affamé dans un couloir. Qu'ils se ramènent, le taureau de combat a l'avantage sur les chevaux au corps à corps. Encore, encore une victoire de la sorte, et nous aurons tout perdu.
Plus la vitesse augmente, plus le ruban anthracite sur lequel nous voguons s'effiloche. Détordant les trajectoires, rentrant toujours trop tôt. Toujours trop fort aux points de cordes. S'extirpant en glisse, guidés par la seule échine et sa mémoire musculaire. Électriques et tétaniques lorsque nous ressortons des lacets. Le cuir et les carénages souillés d'hydrocarbures. Marée noire qui nous submerge. Marée noire qui nous fait renaître. Nous n'avons pour deux qu'un seul nom: Cicatrice.
La moto jaillit de la route et l'espace d'un instant le soleil caresse à nouveaux nos reliefs. Le temps d'un soupir le ciel s'effrite du bout du casque, et les miettes d'azur retombent sur la route. Les parois rocheuses se rapprochent de plus en plus, et nous les contournons sur les freins au tous derniers moments.
Et plus l'on va vite plus le ciel disparaît sous les falaises, les rochers se rapprochent et la route s'amincit. A la fin nous ne sommes plus que funambules, sans filets. Les guidons dans un dernier élan rayent la roche de leurs extrémités, le cuir s'effrite contre les gravats que nous arrachons à la montagne, la machine et moi nous extrayant dans un dernier souffle des gorges, d'un passage qui se contracte pour nous broyer.
Les gorges, les gorges ont englouti pas mal de maux, pas mal de rêves. Et comme Moise traversa la Mer Rouge, nous sortons seuls de la marée noire.
Tous les fantômes ont désormais disparu, ne reste plus que nous, une seule poignée d'irréductibles. Ali m'a dit un jour:'Seuls les morts ont vu la fin de la guerre'.
Alors que tout ceci continue et ne s’arrête jamais, qu'on guerroie sans cesse et sans repos, pour ne jamais, O grand jamais en voir la fin.
Notre cause vaincra.
Mathieu Pianetti
