C'est qu'une sorte de passion. Encore un tour et j'aurai plus une goutte d'essence. J'ai la poignée vissée dans l'angle et la braise du voyant de réserve attire mon regard depuis 6 tours.
L'aprilia tu sais, elle veut jamais tourner. Encore un tour et j'aurai plus une seule goutte d'essence.
Je te sors des freinages à bousiller l'écorce terrestre. Les pieds de fourche s'enfoncent dans l'asphalte du circuit. Le levier ondule, l'axe de roue se plie, les freins sont voilés. Les roues s'entrechoquent. La moto ralentit puis je tombe deux rapports. Le pneu avant s'écrase, brûlant. En fusion et sur l'angle.
C'est à cet instant qu'il faut avoir la foi. Relâcher le levier et se jeter à corps perdu au ras du sol. Beaucoup trop vite. Le train avant cherche déjà à viser la sortie du virage. Le train arrière déleste légèrement.
Le jeu dans les roulement de direction arrive en butée.
Les longerons se compriment et se détendent.
Cette bécane, je te jure.
Elle est vivante.
Puis la moto pivote autour de son axe de colonne.
Un leger panache bleute sortant des echapements.
Roue bloquée sur le frein moteur.
Le brin de chaîne tenant la roue.
La carrosserie de son vermillon bascule au rouge hémoglobine.
Déjà déhanché à ce moment là, je me jette complètement au ras du bitume, genou sorti, buste en plein contrepoids.
J'ouvre en grand au milieu de la courbe, le châssis se verrouille et cherche à m'envoyer à l'extérieur. La puissance chaotique du twin arrive sans adverbes, ni détours ni métaphores.
C'est du premier degré.
C'est à cet instant que je bascule de l'autre coté de la machine, en même temps qu'elle fait le mouvement inverse. Le pneu arrière patine et imprime sa rage au goudron. Je m'extraie de la courbe les deltoïdes tétanisés, les bras tendus au maximum tenus en ordre par des tendons bien trop contraints. Presque à lâcher.
Les globes oculaires roulant carrément sur l'asphalte.
Les paupières noyées sous le sel.
Les dents serrées, le goût du sang dans la bouche.
Piloter de la sorte c'est traverser l'autoroute en courant. Porter le premier coup dans une bagarre.
Pas de demie mesure possible.
La puissance passe au sol grâce à moi, je suis le fusible, le câble électrique, le gars qui allume ses clopes avec la flamme du dragon cracheur de feu. C'est terriblement jouissif. Terriblement usant.
Dans ces instants il ne reste que nous. L'outil et moi. La walkyrie et le barbare. J'ai trop guerroyé sur les routes, trouve ma rage en peine sur le circuit. Trop, on a trop de rage pour réfléchir à quoi que soit.
J'ai les genoux cagneux d'avoir été adoubé par le bitume, d'avoir prié dans des garages. Mais dans ces instants mon frère. On traverse le temps. Ressentant la terre tourner, l'atmosphère se briser sur nous de toute son épaisseur. De toute sa viscosité.
Je me déplace à l'intérieur d'une seconde, d'un bout à l'autre. Mes pistons synchrones avec les battements sourds d'un univers. D'un rayonnement fossile qui nous guide tous. J'arrive à la dompter. A l’attraper par l'encolure, à lui faire embrasser le sol. Je ne conduis pas, je pilote.
Je ne pilote pas. Je fais l'amour.
Je veux l'aimer, l'avoir, la détruire.
Le cuir fumant, les fibres musculaires brisées, le dos recouvert d'un million de cicatrices. Preuves qu'on a existé, qu'on s'est frottés au temps. On ne peut pas repartir indemnes, la vitesse nous marque, nous lacere. Fait de nous des scarifiés, terrifiants, terrifiques.
J'ai deux roues à la place des poumons, du pétrole sur la peau. Nous sommes là à l'intérieur de la route. Une solution alcaline de plasma sanguin, d'adrénaline, de globules rouges se déplaçant à la vitesse de la pensée.
Chevaux de fer qui luttent encore pour leur survie à l'heure du nucléaire et de la 4G.
Armes à poudre noires qui crachent des billes de plomb sur des chars d'assaut.
Pauvres types autodétruits par la romance. Assassine et délétère, j'ai le béguin pour toi.
Les bécanes nous ont sauvés, la passion nous a tout pris
Anachronismes, chevaliers errants pour l'éternité dans un dédale obscur d'où jaillissent hallebardes et balles traçantes pour nous anéantir. Sans que nous puissions y faire quoi que ce soit. Rien d'autre que cavaler et traverser nos derniers arpents de jeunesse. À bride rabattue. Défiant l'éternité.
Nous avons choisi de suivre un code quand d'autres ont préféré suivre un régime.
Les impies, les chiens de paille, les imposteurs, les profanes, ne comprennent pas. Nous sommes deux races distinctes qui divergent au fur et à mesure que l'arbre croit.
Soudain le moteur cesse de rugir pour balbutier et finit pas s'éteindre, au bout d'un droit serré.
La dernière goutte d'essence vient d'être vaporisée dans la culasse.
Gardez la foi. Notre cause vaincra.
Ça fait du bien de le dire, je m'appelle Mc Coy et je roule un peu trop vite.